Retrouver le goût des livres

Il fut un temps où lire était un refuge. Une pause lucide dans un quotidien trop bruyant. Aujourd’hui, ce silence se fait rare. Les journées se fragmentent en éclats numériques, emportées par un flot incessant de messages, de notifications, d’écrans qui captent l’attention sans jamais la retenir. Dans cette agitation permanente, le livre cède du terrain.

Lire demande une présence et un ancrage dans l’instant, une qualité que notre époque disperse. Et c’est précisément pour cela que lire devient un acte de résistance. Une manière de dire non à la distraction, de suspendre le flux, de revenir à soi. Lire, c’est ralentir, ressentir autrement, et renouer, à travers les mots, avec une forme de profondeur, et avec les autres.

Mais comment retrouver ce lien, lorsque la lecture est devenue presque étrangère ? Comment redonner à ce geste ancien sa vitalité perdue ? Il faut peut-être, pour cela, amorcer une réconciliation. Avec notre attention. Avec notre curiosité. Et surtout, avec le plaisir.

Dans Comme un roman, Daniel Pennac plaidait déjà pour une lecture libérée de toute injonction. Loin des programmes rigides et des lectures imposées, il plaidait pour une lecture vécue comme une rencontre et non comme une épreuve. Lire, selon Pennac, n’est pas un devoir moral ou scolaire, c’est une manière d’entrer en résonance avec un texte, de se laisser toucher, parfois déranger, souvent transformer. En faire un exercice évalué, chronométré, standardisé, c’est trahir sa nature même.

Et pourtant, c’est encore ce que l’on fait. L’école, bien souvent, enseigne la lecture comme on enseignerait une technique : à coups de consignes, d’objectifs, de notes. Ce qui devrait être une aventure intérieure devient alors une simple tâche à accomplir, un devoir parmi d’autres. Le plaisir, lui, est relégué au second plan, comme un luxe superflu, presque suspect. Cependant, lire par obligation, c’est déjà renoncer à ce qui fait la magie de la lecture. Car on ne transmet pas le goût de lire par la contrainte, mais par le désir.

À force de vouloir trop encadrer, on finit par éloigner. Combien d’enfants ont véritablement découvert la magie des livres en dehors de l’école, là où personne ne leur demandait de résumer, d’analyser ou de commenter, mais simplement d’entrer dans une histoire, et d’y rester aussi longtemps qu’ils le souhaitaient ?

Redonner à la lecture sa spontanéité, c’est aussi redonner confiance au lecteur. Loin de toute norme ou cadence imposée, il faut accepter que chacun avance à son propre rythme, dans ses propres paysages. Car le chemin du lecteur ne ressemble à aucun autre. Et c’est précisément cela qui le rend si précieux.

Une aventure cérébrale

La lecture n’est pas une aptitude innée. Le cerveau ne naît pas lecteur, il le devient. Pour déchiffrer les mots, il détourne les circuits du langage, de la vision, de l’attention, et les assemble en une mécanique neuve. Dans le gyrus fusiforme gauche, une région s’est même spécialisée, la visual word form area. Elle reconnaît les mots en un éclair, mais cela ne suffit pas. Car lire, ce n’est pas voir. C’est comprendre. Imaginer. Ressentir.

Lorsque les yeux parcourent une phrase, c’est tout le cerveau qui entre en action : les aires frontales orchestrent la syntaxe, les régions temporales explorent le sens, les zones pariétales maintiennent l’attention visuelle dirigée. Chaque lecture déclenche ainsi une activité intense, mobilisant la mémoire, l’imagerie mentale, l’émotion, bien au-delà de la seule reconnaissance visuelle. Lire, c’est penser en mouvement.

Et ce mouvement n’est pas sans effet. Les recherches en neurosciences ont montré que la lecture régulière renforce les connexions neuronales, en particulier entre les régions impliquées dans le langage, l’attention et la mémoire. C’est un véritable entraînement cognitif, qui améliore notre capacité à nous concentrer sur une tâche prolongée, à suivre une pensée complexe, à structurer nos idées. Cela renforce l’attention dans un monde qui la disperse sans relâche.

Chez l’enfant, la lecture stimule de manière précoce le développement du langage, enrichit le vocabulaire, et affine la compréhension des émotions. Elle favorise également la capacité à se représenter ce que pense ou ressent autrui, un socle fondamental pour l’empathie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les enfants exposés tôt à la lecture présentent souvent de meilleures compétences scolaires, mais aussi sociales.

Mais les bénéfices de la lecture ne s’arrêtent pas à l’enfance. À l’âge adulte, elle entretient la souplesse mentale, améliore la pensée critique, et renforce la capacité à faire des liens entre des idées, à nuancer un jugement. Lire régulièrement, notamment de la fiction littéraire, aide à mieux comprendre les comportements humains, à interpréter les silences, à percevoir ce qui se joue entre les lignes. Et plus tard dans la vie, la lecture devient un véritable allié face au vieillissement cognitif. Des études longitudinales, comme celles menées par l’équipe de Robert S. Wilson à la Rush University de Chicago, ont montré que les personnes âgées qui lisent régulièrement présentent un déclin cognitif significativement plus lent. La lecture contribuerait à nourrir ce que l’on appelle la réserve cognitive, une forme de capital cérébral, constitué au fil des années, qui permet au cerveau de mieux résister aux effets de l’âge ou aux atteintes liées à certaines maladies neurodégénératives.

Mais les bienfaits de la lecture dépassent largement la seule sphère cognitive. Lire, c’est aussi prendre soin de soi. Des études en psychologie ont montré qu’une séance de lecture de seulement six minutes peut réduire le niveau de stress de plus de 60 %, un effet supérieur à celui de la musique ou d’une promenade. La lecture agit comme une pause mentale, une respiration profonde dans le flot continu des sollicitations. Elle aide à ralentir le rythme cardiaque, à relâcher les tensions musculaires, à apaiser l’agitation intérieure.

Ses effets s’étendent aussi au sommeil. Lire quelques pages avant de se coucher, loin de la lumière bleue des écrans, favorise l’endormissement et améliore la qualité du repos. Enfin, la lecture nous aide à mieux vivre avec nous-mêmes, elle ouvre des fenêtres sur d’autres existences, d’autres façons d’être, qui viennent parfois, avec délicatesse, éclairer nos propres zones d’ombre.

Lire vite… mais à quel prix ?

Partout, fleurissent des invitations tentantes: « Lisez un livre en une heure », « Absorbez 300 pages en 20 minutes ». Promesse séduisante, mais mensonge neuronal. La lecture n’est pas une course. Elle sollicite bien plus que nos yeux. Lire véritablement, c’est activer un réseau complexe dans le cerveau. La mémoire de travail retient les informations, le raisonnement les organise, l’imagination les habille d’images mentales. À cela s’ajoute la compréhension émotionnelle, l’interprétation, la réflexion. Toutes ces dimensions demandent du temps.

À trop vouloir accélérer, on finit par effacer l’essentiel. On reconnaît les mots, certes, mais on ne pense plus avec eux. On les traverse sans les habiter. C’est un peu comme regarder les titres d’un film sans en vivre les scènes. Le sens ne se livre pas d’un seul coup d’œil ; il se tisse peu à peu, entre les lignes, dans les silences, dans les lenteurs même.

C’est pourquoi il est important de repenser notre rapport à la lecture, et à son apprentissage. Lire ne devrait jamais être présenté comme une performance standardisée, mesurée à la vitesse ou à la quantité. Au contraire, il faut l’enseigner comme une exploration personnelle, où chaque lecteur est invité à aller à son rythme. Cela implique de diversifier les formats, de reconnaître la valeur de la lecture plaisir autant que celle des lectures scolaires, et de permettre à chacun de découvrir les textes qui résonnent avec lui. Car, au fond, l’essentiel réside dans ce que la lecture nous apprend à ressentir, à penser, et peut-être même à devenir.

Lire à nouveau

Se réconcilier avec la lecture, ce n’est pas simplement reprendre un livre là où on l’avait laissé. C’est renouer avec un geste oublié, qui nous réapprend à habiter le temps autrement.

Une simple page, lue lentement, presque à voix basse, peut suffire à faire basculer le rythme de la journée. Le souffle s’apaise, les pensées se déposent, l’agitation intérieure trouve une issue. Ce geste simple, répété jour après jour, renforce la concentration, réveille la patience, et fait doucement revenir le plaisir de lire.

Lire n’est pas seulement comprendre un texte, c’est se réaccorder à soi. Pour que cette habitude reprenne racine, mieux vaut commencer par des textes qui ne font pas peur. Une nouvelle de quelques pages, un poème qui s’effeuille lentement, un essai qui interroge sans imposer. Libéré des obligations scolaires ou sociales, le lecteur peut retrouver le plaisir de choisir un livre simplement parce qu’il l’attire. Mais il est essentiel d’éloigner les distractions, de s’offrir un instant gratuit, à l’écart de la productivité, sans notifications, sans interruptions. Car la lecture, à l’inverse des flux numériques, ne promet rien d’instantané. Elle ne livre pas tout tout de suite. Elle demande qu’on l’apprivoise. Et c’est justement ce délai, ce temps long, qui lui donne toute sa richesse.

Redonner une place à la lecture dans sa vie, ce n’est pas fuir le réel, mais lui restituer une profondeur qu’il perd dans l’urgence permanente. Se réconcilier avec la lecture, c’est reprendre possession de son propre tempo. C’est s’accorder le droit d’habiter les mots, de les laisser résonner, de tisser des liens invisibles entre des idées, des souvenirs, des sensations.

Lire à nouveau, c’est peut-être aussi retrouver une forme de liberté intérieure. Celle de ne pas céder à l’impulsion, de ne pas réagir à chaque sollicitation, de redevenir, ne serait-ce que l’espace d’un chapitre, les auteurs de notre attention, les souverins de notre monde intérieur.

Références 

Dehaene, S. (2007). Les neurones de la lecture. Odile Jacob.

Kidd, D. C., & Castano, E. (2013). Reading literary fiction improves theory of mind. Science, 342(6156), 377–380.

Pennac, D. (1992). Comme un roman. Gallimard.

Wilson, R. S., Boyle, P. A., Yu, L., Barnes, L. L., Schneider, J. A., & Bennett, D. A. (2013). Life-span cognitive activity, neuropathologic burden, and cognitive aging. Neurology, 81(4), 314–321.

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