Prise de décision : et si le cerveau ne suivait pas un seul itinéraire ?
Nos pensées et nos décisions semblent suivre un fil logique, une trajectoire bien définie dictée par l’organisation stable du cerveau. Depuis des décennies, les neurosciences ont tenté de cartographier cette organisation, identifiant des réseaux spécialisés qui s’activent selon la tâche accomplie. Lorsque nous prenons une décision, que ce soit en scrutant un ensemble d’éléments visuels ou en analysant une situation complexe, nous imaginons spontanément que notre cerveau suit une stratégie unique, mobilisant les mêmes circuits neuronaux à chaque fois. Mais que se passe-t-il si cette vision est erronée ? Si, au lieu d’un chemin prédéterminé, notre cerveau possédait plusieurs routes pour atteindre une même conclusion ?
C’est précisément la question soulevée par une étude récente publiée dans Nature Communications, qui remet en cause l’idée d’une activation cérébrale uniforme pour une même tâche cognitive. Menée par Johan Nakuci et ses collègues, cette recherche révèle que la prise de décision repose sur plusieurs configurations cérébrales distinctes, dont certaines impliquent des régions jusque-là considérées comme inactives lors d’une tâche exigeant une attention soutenue. Parmi ces découvertes surprenantes, un phénomène particulièrement intrigant : l’implication du Default Mode Network (DMN), un réseau cérébral classiquement associé à la rêverie et à la pensée spontanée, dans l’exécution d’une tâche perceptive.
Cette découverte bouscule notre compréhension du fonctionnement cognitif et soulève des questions fondamentales sur la flexibilité neuronale. Le cerveau ne se contente pas d’exécuter mécaniquement une tâche en activant un schéma prédéterminé ; il adapte sa réponse, empruntant tour à tour différentes voies pour parvenir au même résultat. Cette variabilité, longtemps considérée comme du bruit dans les études en neurosciences, pourrait en réalité être l’un des piliers fondamentaux de la cognition humaine.
Plusieurs chemins neuronaux pour un même choix
Notre compréhension du cerveau repose sur l’idée qu’une tâche cognitive active un réseau spécifique d’aires cérébrales, formant une sorte de « signature » neuronale. Ce modèle a été largement confirmé par l’imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf), qui permet de visualiser les variations d’oxygénation du sang dans les différentes régions du cerveau. Cependant, en analysant en détail les activations cérébrales liées à des tâches de prise de décision perceptive, les chercheurs ont découvert que le cerveau n’adopte pas une seule voie, mais plusieurs configurations distinctes pour accomplir une même tâche.
Loin d’être une anomalie, cette diversité d’activation pourrait s’expliquer par le concept de dégénérescence fonctionnelle, un principe selon lequel différentes structures cérébrales peuvent accomplir des fonctions identiques. Jusqu’ici, cette théorie était surtout invoquée pour comprendre les capacités d’adaptation du cerveau après une lésion. Or, cette étude démontre que même chez des individus en parfaite santé, des circuits neuronaux variés peuvent être mobilisés pour produire une même réponse cognitive.
Une étude aux révélations inattendues
L’étude menée par Nakuci et ses collègues repose sur trois expériences distinctes impliquant des tâches de discrimination perceptive. Dans la première, cinquante participants devaient identifier la couleur dominante d’un nuage de points. Dans la seconde et la troisième, les décisions portaient sur le mouvement des stimuli. Pendant chaque essai, l’IRMf enregistrait les activations cérébrales afin d’examiner en détail les schémas neuronaux sous-jacents à la prise de décision.
Plutôt que de se contenter d’une analyse classique des données, les chercheurs ont adopté une approche innovante en appliquant une méthode de classification avancée appelée modularity-maximization clustering. Cette technique permet d’identifier des sous-groupes distincts d’activations cérébrales à l’échelle des essais individuels. Ils ont ainsi découvert que, pour une même tâche, l’activité cérébrale ne suivait pas un modèle unique, mais se regroupait en trois schémas distincts dans les deux premières expériences, et en deux dans la troisième.
La découverte la plus surprenante concerne l’un de ces sous-groupes d’activation : un schéma spécifique où le Default Mode Network (DMN) est fortement sollicité. Ce réseau, habituellement associé à l’introspection, la pensée spontanée et la rêverie, est traditionnellement considéré comme « désactivé » lorsqu’une tâche requiert une attention soutenue. Pourtant, les résultats montrent qu’un sous-type de prise de décision perceptive repose précisément sur son activation.
Pourquoi un réseau supposé lié à l’introspection serait-il impliqué dans une tâche aussi précise qu’une décision visuelle ? L’hypothèse avancée par les chercheurs est que ce sous-type d’activation reflète une stratégie cognitive alternative, dans laquelle certaines décisions reposent davantage sur une évaluation globale et intuitive du stimulus, plutôt que sur une analyse détaillée et méthodique. Ce phénomène pourrait rappeler la façon dont un musicien expérimenté joue instinctivement une mélodie sans décomposer chaque note consciemment.
Repenser la variabilité cognitive
Ces résultats remettent en question la dichotomie classique entre réseaux d’attention et réseaux introspectifs. Loin d’être rigide, l’architecture cérébrale semble bien plus dynamique qu’on ne le pensait. Ces découvertes pourraient avoir des implications majeures, notamment dans la compréhension des différences individuelles dans la prise de décision. Certaines personnes privilégient-elles spontanément une approche intuitive, tandis que d’autres adoptent une analyse plus rigoureuse ?
Ces résultats suggèrent également que la flexibilité cérébrale pourrait jouer un rôle dans des contextes de prise de décision complexes, tels que le diagnostic médical, la gestion de crise ou encore la conduite automobile. Si différentes stratégies neuronales coexistent, comprendre les facteurs qui influencent leur activation pourrait nous aider à mieux adapter nos choix en fonction du contexte.
Cette étude met en lumière une facette méconnue du cerveau : sa capacité à mobiliser plusieurs stratégies distinctes pour parvenir à une même réponse. Longtemps considérée comme une simple source de variabilité expérimentale, cette diversité d’activation pourrait en réalité refléter un principe fondamental du fonctionnement cérébral.
Avec les avancées technologiques et l’intelligence artificielle, il est envisageable qu’à l’avenir, nous puissions prédire quelle configuration cérébrale sera privilégiée dans un contexte donné. Ces perspectives ouvrent la voie à des recherches fascinantes sur la manière dont notre cerveau sélectionne ses stratégies cognitives et sur les facteurs qui influencent cette sélection.
un cerveau aux mille visages
Loin d’être une machine aux schémas fixes, le cerveau humain démontre ici une souplesse inattendue, capable de réorganiser son activité en fonction des circonstances. Cette étude illustre avec éclat la complexité et l’adaptabilité de nos réseaux neuronaux, mettant en évidence un phénomène fondamental, il n’existe pas une seule manière d’accomplir une tâche cognitive, mais bien plusieurs chemins pour parvenir à une même destination.
Chaque décision que nous prenons est le fruit d’un équilibre subtil entre différentes stratégies cérébrales, un jeu d’alternance entre analyse et intuition, entre logique et fluidité perceptive. Ce labyrinthe d’activations neuronales, loin d’être une simple curiosité scientifique, pourrait nous aider à mieux comprendre notre propre fonctionnement cérébral et la richesse de nos processus cognitifs.
Référence
Nakuci, J., Yeon, J., Haddara, N., Kim, J.-H., Kim, S.-P., & Rahnev, D. (2025). Multiple brain activation patterns for the same perceptual decision-making task. Nature Communications, 16, 1785.
Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie